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On peut présumer, sans grand risque de se tromper, que nous sommes beaucoup d’Haïtiens, non seulement préoccupés par les turbulences qui secouent périodiquement notre pays l’empêchant par là de trouver sa stabilité et de se construire, mais aussi désireux d’apporter notre contribution sous une forme ou une autre pour l’édification d’une société où chacun peut s’épanouir.
Au fil de conversations engagées par-ci par-là avec des compatriotes, je crois pouvoir affirmer que les idées bouillonnent et ne demandent qu’à se matérialiser. Les lignes qui suivent tenteront de mettre en évidence l’inadéquation de quelques propositions faites par certains tout en tâchant d’en émettre d’autres afin d’initier un débat fructueux et constructif.
Parmi les multiples idées souvent émises de différents milieux pour sortir Haïti de l’ornière, il en est trois qui retiennent notre attention:
le retour (du régime) de Duvalier,
l’occupation du pays par les Etats-Unis,
sa gestion (transitoire) par L’ONU.
Outre que ces propositions reviennent à enfoncer un cautère dans une jambe de bois, en ce sens que cela ne fait que repousser le problème de la construction du pays - car le problème, c’est nous-mêmes -, il est prouvé que les médecines administrées dans le passé n’ont pas été adaptées au patient ou n’ont pas visé à sa guérison.
Prenons tout d’abord les Duvalier et passons outre les aspects terrorisants du régime pour nous concentrer uniquement sur l’appauvrissement du pays qu’il a mis en coupe réglée.
Observons en premier lieu que les paysans pauvres et les classes urbaines ouvrières ont été écrasés par de lourdes taxes sur, entre autres marchandises, la vente de café et l’achat d’articles de consommation de base (essence, kérozène, savon, farine, textile ...), tandis que les nantis étaient épargnés par l’insignifiance ou l’absence de taxes sur les produits de luxe importés. Observons en second lieu que des richesses ont été extorquées sous différentes formes: achat et vente obligatoires d’actions de Libération économique, contributions obligatoires au Mouvement pour la Rénovation Nationale, construction de Duvalierville, etc.
Observons enfin que les entreprises mêmes de l’Etat ont servi à rançonner le pays : prélèvement des taxes sur les biens de consommation obtenues par la Régie du tabac qui allaient directement sur les comptes en banque du régime, pratique des prix plus élevés que ceux du marché imposés par le gouvernement à la Minoterie et au Ciment d’Haïti qui avaient le monopole sur l’importation et la vente respectivement du blé, de la farine et du ciment afin de s’emparer des plus-values...
Venons-en maintenant à l’occupation du pays par les Etats-Unis d’Amérique. Un simple coup d’oeil rétrospectif devrait provoquer un frissonnement salutaire et nous amener à nous détourner d’une telle éventualité. Le traité, connu sous le nom de “Convention de 1915", qui met Haïti sous tutelle est ratifié en 1916 par le gouvernement des EU. Il est signé initialement pour dix ans (1916-1926), puis prolongé pour dix autres années. Ce qui suit se passe de commentaires. Un Receveur général et conseiller financier américain perçoit les contributions directes et les recettes douanières et décide des dépenses du gouvernement avec les priorités dans l’ordre suivant: satisfaire les dépenses du Receveur général, servir les intérêts des dettes publique et étrangère, maintenir l’armée et la police, satisfaire les dépenses du gouvernement haïtien.
De plus, le gouvernement haïtien ne peut ni augmenter sa dette, ni réduire les recettes douanières sans autorisation expresse du Receveur général. Et pour faire bonne mesure, une nouvelle constitution est imposée (ça ne vous dit rien en regard de l’actualité? Afghanistan? Iraq?) en 1918 qui va ouvrir tout grand les vannes d’accès à la propriété aux étrangers avec tous les avantages y afférents. On peut compléter avantageusement la connaissance de nos rapports avec nos puissants voisins en lisant le Mémoire de Licence d’Enric Louis (Haïti: 1860-1915 Une tentative d’industrialisation manquée, Genève, 2000) présenté à la Faculté des Sciences Economiques et Sociales, et notamment les pages 16 à 31.
Pour ce qui est des Nations-Unies, enfin, disons tout de go qu’elles n’ont pas souvent brillé par le succès de leurs entreprises. On peut laisser de côté la question “qui sont les Nations-Unies?” qui nous amènerait à analyser le jeu des puissances en son sein - sachant que son efficacité, ses options et ses objectifs sont tributaires du vouloir et du pouvoir de ces puissances - et nous éloignerait du coup de notre sujet. Leurs interventions, quand elles n’ont pas échoué (massacres au Rwanda), n’ont eu pour effet, dans le meilleur des cas, que de stabiliser des situations. Avec, selon les forces en présence, plus ou moins de succès. Au Libéria, par exemple, l’armée loyaliste et les ex- rebelles ne s’entretuent plus.
Le cas le plus emblématique, par contre, de l’impuissance de cette institution est la Force intérimaire des Nations Unies au Liban (FINUL), établie en 1978 pour “confirmer le retrait des troupes israéliennes du Sud du Liban, rétablir la paix et la sécurité internationales et aider le Gouvernement libanais à assurer le rétablissement de son autorité effective dans la région”. Cette importante force ne peut qu’assister, impuissante, aux démonstrations de puissance d’Israël dans la région. Si on ajoute à cela les différents “plans” des Nations Unies (contre la faim, contre le SIDA, contre la pauvreté, etc.) élaborés, proclamés et restés lettre morte, il faut bien vite se rendre à l’évidence: on ne peut et ne doit compter que sur soi. Qu’en est-il de nous, de nos forces vives, de notre vouloir?
En regardant autour de soi, on s’apercevra bien vite de l’extrême richesse de notre communauté par la diversité de ses membres: naturalisés, étudiants, fonctionnaires (d’Etat ou internationaux), anciens fonctionnaires d’Haïti, manuels, retraités, etc. Imaginez un instant toute la lumière qui pourrait jaillir de ces cerveaux en ébullition si on les organisait sous forme de remue-méninges (brainstorming)! C’est bien ce pari-là que cette correspondance vous propose de relever.
En premier lieu, il s’agirait d’organiser un cycle de conférences en faisant abstraction de toute pusillanimité pour oser aborder n’importe quel thème de société nous concernant. Je pense notamment à des sujets antinomiques comme esclavage et liberté par exemple qui, superposés à notre histoire, pourraient être d’excellents objets de réflexion, d’analyse et de débats. Les conférenciers potentiels ne manquent pas dans notre communauté.
En second lieu, il conviendrait de créer une cellule de réflexion (nombre et qualité des participants à débattre) sous la forme de “boîte à idées” (thinktank) qui s’appuierait sur des éléments pertinents résultant des remue-méninges pour produire des études et faire des propositions novatrices pour Haïti, c’est-à-dire rompant avec ce qui a été tenté et échoué jusqu’ici. Désolé de reprendre des termes américains ou de m’inspirer de leurs expériences mais nous savons tous que nécessité fait loi. De grands efforts - pour ne pas parler de sacrifices - seraient attendus de tous, chacun selon ses capacités. Des efforts intellectuels certes, mais aussi financiers probablement car il faudrait envisager d’éditer les travaux produits et on n’est pas sûrs, a priori, de trouver des éditeurs.
Vous l’aurez remarqué, ces propositions concernent peut-être le moyen, mais surtout le long terme. Si vous adhérez à cette espèce de “Pacte pour Haïti”, pourquoi ne pas organiser une première conférence où il serait question du court terme?
J’espère que ce sujet de réflexion retiendra votre attention. Merci.
Wisler Frédéric
3 mars 2004
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