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En pénétrant en exclusivité dans le plus grand pénitencier de l'île, notre reporter a découvert un univers de promiscuité où rôdent violences et choléra.
Plus de 2 000 détenus survivent derrière les murs du pénitencier

7 juin 2011           
                                 

C’est une petite porte bleue qui fonctionne comme une machine à remonter le temps. Une fois franchie, la pénombre efface le soleil lourd, puis arrive une courette de mauvais béton. Il faut alors traverser une autre enceinte, dont le fronton en lambeaux proclame «Bienvenue à tous», puis une troisième grille avant de plonger des siècles en arrière.

Si l’enfer sur terre avait un visage, ce serait celui de ces centaines de prisonniers, pour certains quasi nus, accrochés aux barreaux rouillés du pénitencier central de Port-au-Prince. Gamelles en main, une trentaine d’entre eux attendent leur pitance du jour. Une bouillie de riz, comme chaque midi. Les autres, près de 2000 dans ce bâtiment de la fin XIXème construit pour 400 détenus, restent cantonnés à leurs quartiers. Les plus dangereux sont à l’étage, où la vue sur les Caraïbes bleutées est une torture de plus.

Les vêtements élimés sèchent sur des barbelés hérissés de lames de rasoir. Un système de «yo-yo» fonctionne entre détenus pour communiquer entre les étages, sous l’œil indifférent des matons. «Hey you ! Chérie, chérie !, harangue un homme hirsute. Qu’est ce que je fais ici ? Pourquoi la justice ne s’occupe pas de moi ?»Discrètement, un autre glisse qu’il est là «depuis 54 mois». «Je n’ai jamais vu un juge. On m’a dit que celui qui suivait mon dossier était mort pendant le séisme. Ici c’est l’horreur. Nous sommes 300 dans des cellules minuscules», dénonce-t-il en français, avant de se faire rabrouer par un gardien qui l’éloigne manu-militari.

«Ils sont tellement serrés que parfois, c’est impossible de refermer les portes des geôles», confirme Marie-Yolène Gilles, du réseau national de défense des droits humains. Des droits, il n’y en a ici aucun, à part celui de survivre. Sans distinction, la plèbe des petits voleurs ou des innocents côtoie l’aristocratie du gangstérisme. «Certains peuvent tout faire, reconnait Mario Andresol, le directeur général de la police. Avec l’argent, ils achètent des téléphones, et corrompent même nos gardiens !»

Alors, la majorité des sans-grades fait profil bas. Faute de place, les nouveaux dorment debout, ou par relève de deux heures quand le «major prison», le chef de cellule autoproclamé, y consent. Avant le séisme, les récalcitrants étaient matés au «Ba Mach», le bas des marches : une cage sous un escalier où peuvent s’entasser jusqu’à quinze personnes, parfois pour un mois. On ne peut y tenir ni debout, ni couché. «Ils vivent là dans des conditions infra-humaines», dénonce Jean-Robert Fleury, journaliste au Nouvelliste, l’unique quotidien du pays.

Seuls les détenus «modèles», munis d’un badge en carton, sont autorisés à travailler aux cuisines ou à nettoyer le sol jonché d’immondices. Les autres ont de la chance quand ils peuvent échapper une poignée de minutes à l’obscurité fétide des cachots. En l’absence de toilettes, chacun y fait ses besoins sous des centaines de paires d’yeux. Les douches épisodiques donnent lieu à de sévères bousculades. Un véritable paradis pour le choléra, qui a déjà tué 56 détenus à travers le pays, et vraisemblablement un gardien. Cela ne suffit pas à vider la prison. Au rythme actuel, le chiffre de 5000 prisonniers, soit la population du pénitencier à la veille du temblement de terre, pourrait à nouveau être atteint dans un an.

Car le 12 janvier 2010 a pris pour les détenus la forme d’une intervention divine. En quelques dizaines de minutes, exceptés cinq morts, tous ont pris la fuite. Comme un seul homme, ils ont noué des draps, et glissé le long du mur d’enceinte de 13 mètres de haut.

Pour éviter un bain de sang, les policiers et les casques bleus de la Minustah temporisent. Et quand les évadés, équipés des armes volées au dépôt, font mine d’entamer les hostilités, «tout le voisinage les en a dissuadé, se souvient un voisin. On leur a dit que Dieu avait décidé de les mettre dehors, et que ça devait leur suffire.»

Certains ne sont pas allés bien loin. «J’ai regagné ma maison, où vouliez-vous que j’aille?, confesse, penaud, un vieil homme croisé au pénitencier. Ils m’ont repris deux mois plus tard.» En un an, un millier de détenus ont été remis sous les verrous.

Une nouvelle prison respectant les standards internationaux, financée en partie par le Canada, a été construite à l’extérieur de la ville, mais elle n’accueillera que 300 pensionnaires, et son inauguration a été reportée sine die. Alors, le pénitencier central a encore de beaux jours devant lui, en dépit des dégats occasionnés par le tremblement de terre. Certaines parties se sont effondrées, que les détenus s’échinent à restaurer.

A 80 %, tous sont là en détention provisoire, otages d’un Etat en situation de mort clinique. Des ordonnances de non-lieu ou de renvoi devant un tribunal, prises en 2009, n’ont été transmises aux interessés que mi-2010. Il faut dire que le 12 janvier, 13 ministères se sont écroulés, et le palais de justice avec. L’informatique hors service, les autorités sont revenues aux fiches papiers, centralisées dans le greffe de la prison de Port-au-Prince. Mauvaise idée. Le 17 octobre dernier, au cours d’une violente mutinerie, les détenus ont incendié les lieux, en atteste la façade calcinée du bâtiment. «On ne sait plus qui est qui ! C’est un calvaire !, reconnait Haristidas Auguste, le commissaire du gouvernement, l’équivalent d’un procureur général. On a dû réinterroger les prisonnier un par un pour tenter de les reconnaître.» Ce jour-là, des tirs nourris ont retenti toute la journée dans la prison, qui auraient fait trois morts.

«Mon mari a reçu une balle perdue dans le genoux. Il est battu régulièrement, raconte Lovely, 20 ans. Je lui ai amené des médicaments, mais je n’ai pas le droit de le voir.»

Par crainte du choléra et des évasions, les visites sont interdites dans tous les centres pénitentiaires du pays. Cela n’empêche pas Roselaine, 33ans, de faire cinq heures de transport chaque jour pour amener un plat de spaghetti à son mari, détenu au pénitencier central. «Les familles doivent même apporter de l’eau potable», soupire Marie-Yolène Gilles.

Après neuf mois sans tribunaux, un nouveau palais de justice a été inauguré en octobre dans un ancien hôtel aux fenêtres aveugles, bordé de palmiers rabougris contemplant ce qui pourrait être la plage de Port-au-Prince s’il n’y avait autant de détritus. Il est 10 h30, ce mercredi. Les audiences correctionnelles sont sur le point de débuter, quand... l’électricité se coupe, plongeant le bâtiment dans une obscurité totale. Il y a bien un groupe électrogène, mais il faut «neuf galons (35 l) d’essence» pour le mettre en route, raconte un employé. «On a pas de quoi les payer.» Verdict : affaires renvoyées.