Femmes d'Haïti

Victoire Jean-Baptiste


1861 - 1923

Plus connue sous le surnom de «La Belle Victoire» dont elle sera gratifiée par une malice populaire jamais en défaut(1), Victoire Jean-Baptiste est cette paysanne analphabète, originaire de l'habitation Campêche à Milôt, qui, en dépit de l'indignation toute bourgeoise du tout Port-au-Prince, l'inquiétude du ministre de France à Port-au-Prince(2), et le désespoir où se trouve une Délégation apostolique, qui trouvera mieux son compte à feindre d'ignorer sa présence à certaines cérémonies officielles, «...domina quelque temps la vie politique haïtienne, avec le privilège de nommer et de révoquer, à sa guise, ministres et fonctionnaires, de mettre en selle et sur le chemin de la Présidence Tirésias Simon Sam ou de tenir en laisse le plus terrible et le plus irascible de nos présidents, Florvil Hyppolite».(3)

Repérée au Cap autour de ses 16 ans, Victoire semble, à cet âge déjà, faire les frais amusés de ces conversations badines dont semble si friande la métropole du Nord quand, après de banales aventures, elle se laisse prendre, ainsi qu'il en est de beaucoup d'autres jeunes filles avant elle, aux filets du séduisant Oswald Durand. Meurtrie de cette idylle éphémère, tout au goût du poète d'Idalina et de Choucoune, elle serait retournée, après quelque temps d'une vie précaire, à son village natal où l'on perd malheureusement toute trace d'elle. On ne la verra resurgir qu'aux environs de 1886 (elle a alors 25 ans), période probable où la ville du Cap se fait l'écho de ses ébats avec Tirésias Simon Sam avec qui semble se nouer une aventure, de très courte durée certes, mais qui ne l'empêchera nullement de lui vouer, nous le verrons, une reconnaissance profonde et non moins profitable.

Autour de cette époque également, doit dater, avec sa rencontre de Mme Gélin Hyppolite (mère du futur président) qui la recueille chez elle et décide d'utiliser ses services au sein de la famille, ce premier rendez-vous tant souhaité avec une bonne fortune qui de longtemps ne démordra pas. Victoire Jean-Baptiste, alors à son plein épanouissement de jeune femme, se verra aimée d'un homme, (Chéry Hyppolite, fils de Florvil Hyppolite, futur député du peuple) qui, loin de l'esprit de passade dont semblaient animés ses précédents amants, a tôt fait de la sortir de cette situation en tous points pénible qui avait semblé jusque-là son lot, et, se faisant fort de l'installer sur ce pied de respectabilité qui seul lui paraît digne d'une maîtresse si bien pourvue en attraits, lui ouvre, peut-être ainsi, les portes d'une réussite et d'une splendeur sans doute jamais imaginées.

En effet, lorsqu'en octobre 1889, l'ombrageux Hyppolite, victorieux de la guerre contre Légitime, prend soin, avant de se rendre en triomphe à Port-au-Prince, de constituer de gens sûrs et bien en main (de préférence ses concitoyens) son escorte et sa maison, la femme de confiance pressentie pour assurer l'intendance de sa cuisine et de sa cave se faisant impatiemment attendre, c'est à Victoire Jean-Baptiste, on le devine, au charme de laquelle ne semble nullement insensible le colérique général, que se trouve tout naturellement confiée la besogne. Celle-ci, du jour au lendemain donc, se voit coquettement et confortablement installée à la capitale. Alors se fera jour une ascension, l'une des plus singulières et fulgurantes de notre histoire, qui la verra d'abord prendre pied au Morne-à-Tuf puis, une fois établie son influence grandissante et tapageuse sur un homme dont entre-temps, à la mort de Chéry en 1893, elle serait devenue la maîtresse (influence qui, on l'a vu, ne manque pas d'alarmer et à laquelle on soupconne n'être nullement étranger certain don de vision, bien utile à découvrir à temps pièges et conspirations au président), au Palais national même, où, parée de prestigieux atours, elle semble, au grand dam de ses détracteurs, faire tranquillement office de mascotte et presque de première dame.

On serait sceptique et en droit de se questionner sur la toute-puissance qu'on reconnaît alors à Victoire si les faits rapportés ne paraissaient d'une éloquence si désarmante. Le président Hyppolite ne permettant «jamais à quiconque de s'opposer à ses ordres ou à ses moindres désirs», Madame Victoire, pour s'être vu refuser le paiement par le ministre des Travaux Publics, le réputé Brénor Prophète, d'une somme considérable réclamée sous prétexte de travaux effectués à la résidence secondaire du président à Mon Repos, obtient immédiatement sa révocation dans le même temps qu'elle parvient sans difficulté aucune à la nomination de Tirésias Simon Sam au Ministère de la Guerre (31 décembre 1894). A un moment où le pays est dans une situation financière critique, des sommes substantielles sont assez régulièrement prélevées des caisses de l'État à son bénéfice personnel et le président lui fait don de maintes habitations dans le Nord dont celle de Bayeux (à Port-Margot) où elle entreprend une plantation de canne à sucre sur grande échelle avec projet d'installation d'une sucrerie.24 mars 1896: Florvil Hyppolite meurt d'un arrêt cardiaque en prenant bien soin, quelques temps avant, de prier son médecin-ami, le Dr. Louis Audain, «de protéger Victoire, par tous les moyens, (...) J'apprécie beaucoup cette femme pour tous les services que j'ai reçus d'elle». Accompagnée donc de Lhérisson (fils du président, commandant sa cavalerie), elle sera, l'après-midi du même jour, mise à couvert à la Légation de France jusqu'à ce que, rassurée par l'installation à la présidence de son ancien ami, Tirésias Simon Sam, elle retourne s'installer au Cap-Haïtien.

Là, à mesure que passent le temps et cette colère qui ne manquait pas de poindre à son nom, on n'entendra presque plus parler d'elle. Sans doute lui connaît-on, avec Edouard Jérome, courtier d'origine martiniquaise, avec qui elle vit en honnête plaçage, un amant des charmes tardifs, mais l'étoile de la chance semblait avoir depuis longtemps tourné et c'est à grand peine, nous dit-on, ses affaires jadis si prospères ne cessant au fil des ans de péricliter, que l'on parvient à sauver de la débacle ces maigres débris qui suffiront sans doute à peine à assurer des vieux jours que l'on imagine plutôt pénibles. Elle meurt le 6 juin 1924 à l'âge de 62 ans. Ses funérailles chantées à la loge «l'Haïtienne» du Cap dont Edouard Jérôme est alors le vénérable, et qui passent inapercues, verront la disparition à tout jamais d'une femme, la plus audacieuse s'il en fût, mais dont le nom, évocateur de gracieux ébats, demeure à jamais gravé dans cette chanson où le peuple, comme pour se venger «d'un chef d'Etat dont chaque froncement de sourcil faisait trembler la République», (faisant fond sans doute sur de possibles infidélités de la dame) se plaira à s'imaginer son rival mieux partagé en amour:(4)

Bonswa dam n a prale dodo (ter)

Ce soir chez la Belle Victoire

(1) Surnom qui se verra immortalisé dans cette méringue bien connue, l'une des rares chansons urbaines à parvenir jusqu'à nous.

(2) Lequel Ministre de France, à demi scandalisé, prendra vite soin d'en toucher mot au Quai d'Orsay.

(3) J. Fouchard, Regards sur l'Histoire, pp103 et suiv.

(4) Georges Corvington,, op.cit, Tome IV, p58.

Texte de CLAUDE-NARCISSE, Jasmine (en collaboration avec Pierre-Richard NARCISSE).1997.- Mémoire de Femmes. Port-au-Prince : UNICEF-HAITI

www.haiticulture.ch, 2005