Femmes d'Haïti
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Lumane Casimir


«Une artiste à l'expression plus authentiquement haïtienne, membre du Trio Astoria que dirigeait Jacques Nelson, commence à éveiller l'intérêt. Chez Mme Ludovic Boucard, rue Lafleur Ducheine, elle vient parfois chanter et pincer la guitare pour le plaisir de la maîtresse de céans et les passants, intrigués par son timbre éclatant, se groupent devant la maison pour l'entendre... C'est l'aurore d'une célébrité qui bientôt conférera à la chanteuse Lumane Casimir, première Haïtienne guitariste, le titre enviable de première vedette du chant en Haïti. Aux festivités qui marquent l'inauguration de la nouvelle ville frontalière de Belladère en 1948, la chanteuse émeut son auditoire par sa voix bouleversante. Le succès, durant l'Exposition, des chansons folkloriques Panama m tonbe, Papa Gede bèl gason, et Caroline Acaau, harmonisées et orchestrées par Antalcidas Murat du Jazz des Jeunes, et que le chanteur porto-ricain Daniel Santos divulguera aux quatre coins du continent, lui apportent la consécration»(1).

Les rapports sur sa vie confinent si souvent à la légende et si peu bavardes nous paraissent, par ailleurs, les traces de son existence authentique que, n'eût été le crédit implicite accordé à certaines formes de témoignage, on serait en droit de ne voir en Lumane qu'un pieux et pur produit d'un mirage collectif. Très peu de choses en effet demeurent aujourd'hui d'elle, en dehors de ce qu'elle était une «paysanne à la voix d'or» dont les chansons resteront «dans les mémoires comme les airs les plus évocateurs des heures d'enchantement de l'Exposition du Bicentenaire» (2). Et malgré notre rencontre de certaines personnes l'ayant un peu connue, et plus souvent vue sur scène, esquisser un parcours linéaire de Lumane ne peut tenir que d'une réelle gageure qu'après maintes infructueuses tentatives nous renonçons humblement à relever.

Sa guitare sous les bras, elle serait vue à Port-au-Prince autour de ses 14 ans, fraîchement débarquée des Gonaïves. Menant l'existence typique des artistes fauchés, c'est au Champ de Mars, à l'un de ces attroupements que ne manquaient pas de provoquer ses concerts de rue improvisés, qu'elle se serait fait repérer par le peintre Alix Roy qui s'empresse de l'introduire auprès de sa tante Lina Mathon Blanchet. Le diagnostic du maître est immédiat : son talent est incontestable et il ne faut pas plus pour que Lumane soit aussitôt comptée de la Troupe de Lina. «Officieusement», nous confie l'une de nos sources car, si par ailleurs Lumane tient sans conteste la scène avec le fameux Jazz des Jeunes, Lina, jouant sans nul doute de cet art, si utile aux succès d'époque et si particulier à elle, de rendre étonnament fructueux le côtoiement de mondes de nature diverse et à priori antagoniques, la produira dans ses concerts surtout en intermède, accompagnée de l'indomptable et imprésivible Ti Roro. Car enfin qui est-elle? De balbutiements et de souvenirs diffus, il ressort à peu près ceci : apparemment de souche floue et modeste donc par conséquent peu intéressante pour un certain milieu, la perception d'elle oscille entre celle d'une fille de rue et celle, pas plus recommandable, d'une fille à vie affective et sentimentale instable — on rapporte, incidemment, qu'autour de 1949, elle aurait épousé un nommé Jean-Bart mais d'un élan et de noces somme toute de durée brève. On a la certitude qu'elle écrivait elle-même nombre de ses chansons, qu'elle était toujours à court d'argent et qu'elle n'arrêtait jamais de boire... On se rappelle tout particulièrement son maintien et son air un peu revêches, la vivacité de ses propos envers qui s'aventurait à l'aborder à rebrousse-poil, tout cela rehaussé de l'excentricité de chaussures de tennis à homme blanches et de ce large chapeau fleuri dont sur scène, et même dans les représentations de la troupe à l'étranger, elle ne consentait que difficilement, pour ne pas dire jamais, à se déprendre.

Si l'on s'en tient à l'année 1953, avancée comme année de sa mort, le passage de Lumane dans la chanson haïtienne semble, tout compte fait, n'avoir été que de très courte durée. On veut qu'elle ait connu vers la fin de sa vie l'abandon et la plus grande misère et qu'elle soit morte tuberculeuse, dans une cahute à «Fò Senklè». D'autres voix insistent que Lina — ou une autre main secourable — l'aurait assistée dans ses derniers moments et qu'elle serait morte à l'hôpital. Une dernière version, celle-là tout aussi plausible, soutient qu'elle serait morte très jeune — environ 35 ans — d'usage abusif d'alcool et de la vie peu rangée et définitivement épuisante qu'elle menait.

La vie de Lumane, tout comme sa mort, a été celle des grands, d'une densité imprenable. D'elle demeurent le plus important, ces chansons si merveilleusement tenaces, des bribes que visiblement nous n'avons pas encore pris le temps de recoller et porté par la voix d'épigone d'une Carole Démesmin à son sommet, cet hommage de l'écrivain-conteur Koralen :

Si Lakansyèl te gen vwa
Si lakansyèl te ka chante
Se tankou Limàn li ta chante
Kote Limàn pran lavwa
Gen yon toubiyon ki leve
Mande pye palmis yo danse
Epòk sa a se nan tan Bisantnè
Si ou fèt avanyè
Ou pa sa konnen
Kouman ayisyen te fou pou li
Kouman yo te renmen
Limàn Kazimi.

Yon tifi, yon ti kòmè pwovens
Ki rive Pòtoprens
Vini chache lavi
Yon tifi, san fanmi san zanmi
Yon gita anba bra l
Ak yon espwa nan vwa l
Lè l kanpe, lè l kanpe pou l chante
Wosiyòl k ap pase vin poze pou tande
Se konsa anvan 1 an pase
Bèlè kou Bwavèna se de li y ap pale.
Nan yon ti kay san limyè
Ki te nan lakou Fò Senklè
Genyen yon fi ki pwatrinè
Se la yo di l remize
Gen yon sèl moun k ap okipe l
E se pa toulejou l vini
Se de twa timoun nan vwazinay
Ki konn fè ti goutay
Pou ba li manje
San konnen se yon dènye zanmi
Se yon dènye fanmi:
Limàm Cazimi

Lè l mouri, lantèman l ap chante
Tout moun li te fè byen yo youn pa prezante
Men se te yon jounen san solèy
Syèl la t ape kriye tout nyaj yo te pran dèy
Pye lorye ki gen sou plas Sentàn
Yo pliye yo panche pou yo salye Limàn
E nan van, nan van ki t ap pase
Gen moun ki fè sèman yo tande l ap chante:
Papa Gede bèl gason
Gede Nibo bèl gason
...

(1) Georges Corvington, op.cit. p321.

Texte de CLAUDE-NARCISSE, Jasmine (en collaboration avec Pierre-Richard NARCISSE).1997.- Mémoire de Femmes. Port-au-Prince : UNICEF-HAITI

www.haiticulture.ch, 2005